#1 đ€ Les emprunts â Enjeux juridiques et fiscaux de la DeFi
Comme pour la finance traditionnelle (TradFi), le crĂ©dit est au fondement de la finance dĂ©centralisĂ©e (DeFi). Câest donc assez naturellement que nous dĂ©butons notre sĂ©rie dâanalyses juridiques et fiscales du secteur par les applications dĂ©centralisĂ©es dâemprunts (lending dapps).
La possibilitĂ© de rĂ©aliser des emprunts en cryptos sans intermĂ©diaire constitue le cas dâusage historique Ă lâorigine de la popularisation de la finance dĂ©centralisĂ©e. Les trois dapps les plus populaires sur ce segment (Compound, Maker et Aave) totalisent Ă elles seules plus dâun tiers de la valeur stockĂ©e sur la DeFi.
Le principe de fonctionnement de ces plateformes est simple, il consiste Ă permettre Ă des prĂȘteurs de dĂ©poser des cryptos sur les smart contracts du protocole contre rĂ©munĂ©ration afin de les mettre Ă disposition dâemprunteurs.
Pour garantir la solvabilitĂ© de lâemprunteur, ce dernier doit dĂ©poser en garantie une somme en cryptos au moins Ă©quivalente Ă la somme quâil emprunte (collateral).
Pour lâemprunteur, lâopĂ©ration permet dâobtenir des liquiditĂ©s sans se sĂ©parer de lâactif collatĂ©ralisĂ© quâil pourra rĂ©cupĂ©rer aprĂšs remboursement, sur le modĂšle du prĂȘt hypothĂ©caire ; elle peut Ă©galement sâinscrire dans une stratĂ©gie de trading visant Ă parier Ă la hausse (long) ou Ă la baisse (short) sur lâactif collatĂ©ralisĂ© ou sur lâactif empruntĂ©.
En Ă©change du dĂ©pĂŽt de leur Ă©pargne en cryptos sur lâapplication, les prĂȘteurs perçoivent des intĂ©rĂȘts (#2 đł Les intĂ©rĂȘts) mais Ă©galement, sur certaines applications, des tokens de gouvernance valorisables sur le marchĂ© et permettant de participer Ă la gouvernance du projet (#3 đšâđŸ Le liquidity mining).
Cette activitĂ© pose plusieurs questions relatives Ă la rĂ©glementation applicable aux opĂ©rations de financement sur crypto, Ă la responsabilitĂ© des dĂ©veloppeurs de ces projets ainsi quâau traitement fiscal des prĂȘts.
Le cadre réglementaire des opérations de financement sur cryptos
Sur le plan de la rĂ©gulation financiĂšre, lâactivitĂ© de prĂȘt de cryptos semble a priori pouvoir ĂȘtre exclue du champ du monopole bancaire, lequel ne sâapplique que pour lâoctroi et Ă la rĂ©ception de fonds entendus comme les billets de banque, les piĂšces, la monnaie scripturale ou la monnaie Ă©lectronique, mĂȘme si certains stablecoins peuvent toutefois entrer dans le champ de cette derniĂšre notion (#5 âïž Les stablecoins).
à ce jour, le principal risque réglementaire pour les applications de lending décentralisé reste le projet de rÚglement européen MiCA (Markets in Crypto-Assets Regulation) publié par la Commission européenne le 24 septembre 2020.
Bien quâil ne vise pas spĂ©cifiquement les applications DeFi, le projet prĂ©voit que lâadmission de stablecoins ne pourra ĂȘtre lĂ©gale quâaprĂšs lâobtention dâun agrĂ©ment dont les conditions dâoctroi apparaissent largement incompatibles avec le fonctionnement des applications existantes. Par effet de contagion, et Ă lâinstar du projet STABLE (Stablecoin Tethering and Bank Licensing Enforcement Act) aux Etats-Unis, lâencadrement europĂ©en des stablecoins risque de faire peser sur lâensemble de la DeFi, et les applications de lending en particulier, une contrainte rĂ©glementaire extrĂȘmement forte.
Proposition de RĂGLEMENT DU PARLEMENT EUROPĂEN ET DU CONSEIL sur les marchĂ©s de crypto-actifs, et modifiant la directive
(UE) 2019/1937
La responsabilitĂ© des dĂ©veloppeurs dâapplications de lending
Bien quâelles soient encore confidentielles, les applications dĂ©centralisĂ©es de lending font peser des risques rĂ©els sur leurs utilisateurs : fraude, bug informatique des smart contract ou perte en capital.
Or, si le caractĂšre dĂ©centralisĂ© et open source de ces applications constitue bien un obstacle supplĂ©mentaire Ă lâengagement dâune action judiciaire contre leurs responsables, celui-ci ne leur confĂšre pas pour autant une garantie dâirresponsabilitĂ© juridique.
DĂšs lors quâune volontĂ© politique forte de rĂ©guler le secteur ou quâune action coordonnĂ©e dâutilisateurs lĂ©sĂ©s chercheront Ă engager la responsabilitĂ© pĂ©nale ou civile des responsables dâune application, son caractĂšre dĂ©centralisĂ© ne pourra avoir pour effet de confĂ©rer une immunitĂ© juridique aux dĂ©veloppeurs ou contributeurs principaux du projet.
Ă cet Ă©gard, la rĂ©cente action judiciaire entreprise aux Ătats-Unis par des utilisateurs du protocole Maker à la suite de la liquidation de leur collatĂ©ral durant le Black thursday du 12 mars 2020 est particuliĂšrement significative. Le contenu de la class action met en particulier lâaccent sur une reprĂ©sentation volontairement sous-estimĂ©e du risque financier par les crĂ©ateurs de lâapplication.
En effet, la mise Ă disposition du public dâune application non conforme au cadre rĂ©glementaire, Ă la sĂ©curitĂ© dĂ©fectueuse ou prĂ©sentant un risque de perte mal prĂ©sentĂ© aux utilisateurs pourrait justifier la multiplication de ce type de recours judiciaires (responsabilitĂ© contractuelle, dĂ©lictuelle ou pĂ©nale) Ă lâencontre des dĂ©veloppeurs dĂšs lors que ces derniers sont identifiables, ce qui est souvent le cas (notamment sur Github), en dĂ©pit du caractĂšre dĂ©centralisĂ© du protocole.
Pour limiter les implications liĂ©es Ă la survenance de ce risque, plusieurs mesures peuvent ĂȘtre mise en Ćuvre par les contributeurs principaux dâune Dapp afin de se protĂ©ger tout en limitant lâatteinte Ă la dimension dĂ©centralisĂ©e et open source inhĂ©rente. Parmi celles-ci lâon peut notamment citer :
- le recours Ă une licence libre dâutilisation ;
- la rĂ©daction de conditions dâutilisation de lâapplication (terms of use) afin de limiter les risques de mĂ©connaissance du droit de la consommation ;
- la crĂ©ation dâune personne morale (sociĂ©tĂ©, coopĂ©rative, fondation) afin dâĂ©viter que les responsables du projet engagent leur patrimoine personnel en cas dâaction formĂ©e Ă lâencontre du protocole.
La fiscalité des emprunts en cryptos
Si la responsabilité juridique est diffuse, chaque utilisateur est personnellement responsable du respect de ses obligations fiscales.
Les intĂ©rĂȘts perçus par les prĂȘteurs constituent un revenu qui devrait ĂȘtre imposĂ© dans les conditions Ă©tudiĂ©es plus tard (#2 đł Les intĂ©rĂȘts). Mais le seul fait dâemprunter des cryptos en dĂ©posant dâautres cryptos en garantie pourrait Ă©galement donner lieu Ă une imposition en cas de liquidation du collatĂ©ral et dâutilisation des cryptos empruntĂ©es.
Dâune part, lâopĂ©ration implique de se demander si le fait dâemprunter en dĂ©posant un collatĂ©ral en garantie est susceptible de constituer un fait gĂ©nĂ©rateur dâimposition ?
La question reste ouverte mais une application littĂ©rale de la loi fiscale devrait dans la plupart du temps conduire Ă considĂ©rer que les prĂȘts ne constituent pas un fait gĂ©nĂ©rateur dâimposition.
Sâil est lĂ©gitime de sâinterroger sur lâexistence dâun fait gĂ©nĂ©rateur dâimposition du fait du caractĂšre translatif de propriĂ©tĂ© des prĂȘts de cryptos, une analyse raisonnable devrait conduire Ă considĂ©rer que le prĂȘt nâentraĂźne aucun fait gĂ©nĂ©rateur dans la mesure oĂč les actifs numĂ©riques sont effectivement restituĂ©s.
Ă dĂ©faut, et notamment en cas de liquidation du collatĂ©ral ou de restitution en valeurs â quâil sâagisse dâun montant en monnaie ayant cours lĂ©gal ou dans un autre actif numĂ©rique â, le prĂȘt de cryptos deviendrait un Ă©change prĂ©sentant un caractĂšre onĂ©reux et constituant un fait gĂ©nĂ©rateur dâimposition.
Ainsi, si le seul fait de contracter un prĂȘt de cryptos garanti par le dĂ©pĂŽt dâun collatĂ©ral ne saurait en tant que tel gĂ©nĂ©rer une imposition, la liquidation du collatĂ©ral devrait caractĂ©riser un Ă©change susceptible de constituer un fait gĂ©nĂ©rateur dâimposition. En France, les Ă©changes entre cryptos nâont aucune consĂ©quence fiscale pour les particuliers. Mais il en irait diffĂ©remment si lâemprunt Ă©tait effectuĂ© en monnaie ayant cours lĂ©gal, comme le proposent dĂ©jĂ de nombreuses plateformes centralisĂ©es.Â
Exemple : Je dĂ©pose 3 ETH pour un montant total de 1 500 âŹ. Jâemprunte 750 ⏠avec un taux de collatĂ©ralisation de 50 %. Plus tard, le cours de lâETH sâeffondre et mes 3 ETH sont vendus pour 750 âŹ. Il y a donc lieu de considĂ©rer quâune cession imposable a eu lieu au jour de la liquidation de mes ETH dĂ©posĂ©s en collatĂ©ral. LâannĂ©e suivante, je devrai donc dĂ©clarer cette cession qui dĂ©clenchera lâimposition dâune fraction de mon portefeuille. Â
Dâautre part, le traitement fiscal des cryptos susceptibles dâĂȘtre empruntĂ©es pose Ă©galement des difficultĂ©s.Â
En effet, en France, les plus-values rĂ©alisĂ©es lors dâune cession crypto-fiat doivent ĂȘtre calculĂ©es par rĂ©fĂ©rence Ă la plus-value latente sur le portefeuille global. Doivent ĂȘtre incluses dans la valeur de ce portefeuille toutes les cryptos « dĂ©tenues » par le contribuable. En cas dâemprunt, les cryptos empruntĂ©es font augmenter le portefeuille du contribuable, font baisser en proportion la fraction du prix total dâacquisition dĂ©ductible du prix de cession et, en consĂ©quence, font augmenter la plus-value imposable en cas de cession imposable.
Ainsi, la logique Ă©conomique devrait conduire Ă ne pas inclure dans la valeur globale du portefeuille, pour le calcul des plus-values imposables, la valeur des actifs numĂ©riques empruntĂ©s qui, sâils sont dĂ©tenus par le contribuables, nâen sont pas pour autant sa propriĂ©tĂ©.Â
Exemple : Jâai achetĂ© 30 ETH pour 150 âŹÂ chacun et 2 BTC pour 3 000 âŹÂ chacun. Le prix total dâacquisition de mon portefeuille est donc de 10 500 âŹ. Plus tard, le cours du BTC est de 15 000 âŹÂ et celui de lâETH est de 500 âŹ. Je dĂ©cide de collatĂ©raliser mes 30 ETH pour emprunter 7 500 DAI (par simplification, 1 DAI = 1 âŹ). Je verse ensuite 6 000 DAI en paiement des honoraires de mon avocat.Â
Ce paiement constitue une cession imposable. La formule de calcul de la plus-value est la suivante : Prix de cession â Prix total dâacquisition du portefeuille x Prix de cession / Valeur globale du portefeuille.Â
Si lâon intĂšgre les cryptos collatĂ©ralisĂ©es et celles empruntĂ©es dans la valeur du portefeuille, la plus-value imposable est Ă©gale Ă Â 4 800 âŹÂ (6 000 â 10 500 x 6 000 / 52 500).
Si lâon nâintĂšgre pas les cryptos empruntĂ©es et qui doivent ĂȘtre restituĂ©es dans la valeur du portefeuille, la plus-value imposable est Ă©gale Ă Â 4 600 âŹÂ (6 000 â 10 500 x 6 000 / 45 000).