Pourquoi Libra tend-il tellement les régulateurs ?
On ne présente plus Libra, le projet porté par Facebook qui affole les régulateurs et soulève des questions vertigineuses. Pour certains, Libra est une chance — de développement économique, d’égalité d’accès aux services financiers, etc. –, pour d’autres, la cryptomonnaie suscite la peur— blanchiment, vie privée, dérégulation, et surtout, atteinte à la souveraineté monétaire des Etats.
Si un projet de société résonne clairement derrière ce nouvel outil, il nous semble opportun de revenir sur les levées de boucliers qui nous apparaissent particulièrement disproportionnées.
Qu’est-ce que la libra ?
Dévoilée le 18 juin 2019, la libra n’est pas qu’une cryptomonnaie de plus mais un système complet de paiement qui se matérialise par un réseau sous la forme d’une blockchain de consortium ; un jeton de paiement (la libra) dont le cours est garanti par un panier d’actifs et de devises ; un écosystème d’applications de paiement à l’image de Paypal ou Lydia, assurant l’interface entre les utilisateurs et le réseau ; et une entité juridique regroupant les acteurs du réseau — l’association Libra.
Outil pour « pour blanchir de l’argent ou financer le terrorisme » selon le secrétaire US du Trésor Steven Mnuchin, « risques pour la stabilité financière et la souveraineté monétaire » selon Benoît Coeuré, membre du directoire de la BCE, « risque pour la stabilité monétaire » selon Bruno Le Maire, le projet suscite de vives réactions provenant de trois principaux facteurs :
- d’abord, la puissance des initiateurs du projet, à savoir Facebook, Uber, Lyft, Booking ou encore Spotify ;
- ensuite, la réputation de Facebook, mis en cause dans de multiples scandales (Cambridge Analytica) ;
- enfin, l’arrivée de ces « ogres du numérique » dans le pré carré fortement régulé du paiement et — à terme — de la finance.
Libra n’est pas un problème de souveraineté
Paradoxalement, c’est dans les pays les moins menacés par le projet que les réactions ont été les plus vives.
Ainsi, selon Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances français, « Libra demande en réalité aux Etats de partager leur souveraineté monétaire avec une entreprise privée ».
D’un point de vue politique, l’argument de l’atteinte à la souveraineté monétaire implique de s’attarder sur ce concept qui, selon le professeur Jérôme Blanc, peut être envisagé sous une forme primaire ou absolue :
- la souveraineté monétaire est ainsi absolue, lorsque le souverain — l’Etat — a la capacité d’imposer ses instruments monétaires dans les pratiques internes de paiement (ie. bannir tout autre moyen de paiement) ;
- la souveraineté monétaire est primaire, lorsque le souverain se contente de s’affirmer comme tel — du fait qu’il dispose de la « compétence de sa compétence » pour reprendre Jellinek –, qu’il définit une unité de compte, et une symbolique monétaire. En ce sens, la consécration d’une monnaie par la loi, expression de la volonté générale et du peuple souverain, en fait l’une des composantes du contrat social.
Si l’euro a un cours légal, un cours forcé (ie. l’interdiction de contester la valeur nominale d’un billet ou d’une pièce de monnaie) et un pouvoir libérateur (ie. l’interdiction de refuser un paiement en euro), la liberté contractuelle permet à tous d’accepter en paiement une autre devise ou n’importe quel objet de valeur (ie. en bitcoin ou en libra).
Il ressort de manière évidente de la définition de la souveraineté monétaire que la libra n’est pas de nature à l’amoindrir, dès lors que, si elle parvient à se distinguer par son efficacité et à être intensivement utilisée en paiement, elle n’aura aucun impact sur le pouvoir du Souverain de définir sa propre monnaie.
A ce titre, Libra a récemment rappelé assez laconiquement que le token libra ne « serait pas conçu pour remplacer le dollar ou n’importe qu’elle autre devise».
Ainsi, la libra devrait tout au plus être regardée comme une atteinte à la situation monopolistiques des Etats dans l’émission de « moyens de paiement » qui serait, après le bitcoin, un pas de plus vers la concurrence monétaire préconisée par Hayek et une mise à l’épreuve de la loi de Gresham (« la mauvaise monnaie chasse la bonne »).
Libra n’est qu’un nouvel acteur d’un marché existant
En 2015, le ministère de l’économie relevait que « la capacité des moyens de paiement à accompagner les utilisateurs dans le commerce sur internet (…) est un facteur marquant qui constitue un défi pour les acteurs du paiement ». En 2012, il préconisait d’ « encourager des modèles économiques [de services de paiement] performants, ouverts et concurrentiels ».
D’un point de vue fonctionnel, la libra devrait simplement être considérée comme un nouveau produit sur le marché concurrentiel des moyens de paiement — au sens économique — sur lequel figurent déjà des acteurs traditionnels, tel que Western Union, des portefeuilles électroniques bien installés, tel que Paypal, et désormais les géants du numériques, bénéficiant de l’open banking consacré par la directive DSP2 et ouvrant l’initiation de services de paiement à des acteurs tels que Apple avec Apple Pay mais également Facebook qui semble ouvrir à nouveau son service de paiement via Messenger, malgré un précédent échec dû au manque d’attrait des utilisateurs et à des difficultés à nouer des partenariats avec les banques européennes.
A côté de cette évolution de taille mais tardive, la libra apparaît comme une ouverture du secteur du paiement au forceps permise et fondée par un changement technologique : une blockchain et un stablecoin.
Le fait de ne pas utiliser une devise ayant cours légal ou une monnaie au sens juridique n’exonère cependant pas Libra de toute régulation d’autant que, pour rappel, chaque libra sera adossé à un panier de devises dont la stabilité sera assurée par une réserve.
Comme nous l’avons exposé dans un précédent article, et malgré des qualifications encore incertaines, les régulateurs de tous les pays, faute de s’unir, auront une palette de régimes à disposition pour assurer la protection des utilisateurs : établissement de monnaie électronique, prestataire de services de paiement, régimes sui generis applicables aux actifs numériques, etc.
En conséquence, Libra sera assujettie aux mêmes obligations et présentera les mêmes garanties que tout autre acteur du secteur financier. Sur le sujet précis de la lutte contre le blanchiment, l’expertise de Facebook en matière de collecte et de traitement de données ainsi qu’en compliance en fait une entité tout à fait qualifiée pour appliquer à la lettre les obligations françaises et européennes.
D’ailleurs, l’association n’a jamais fait preuve d’hostilité face aux régulateurs et veille, au contraire, à montrer patte blanche en réitérant à l’envi, sa volonté, d’une part, de se soumettre à un haut — voire plus — niveau de régulation et, d’autre part, de proposer à ses utilisateurs tous les plaisirs de la libéralisation :
« The Libra Association is committed to building a system that replicates or exceeds current standards for consumer protection, financial stability, and global cooperation to prevent money laundering and illicit finance while preserving national sovereignty over monetary policy. The distributed governance of Libra is structured to provide more choice for consumers, greater access, higher interoperability and lower prices »
Mais Libra pourrait devenir un interlocuteur stratégique des banques centrales
Si Libra ne présente en réalité pas d’enjeu en termes de souveraineté, l’association pourrait devenir un interlocuteur stratégique des banques centrales dont l’importance sera fonction du montant d’actifs et de devises que sera amenée à gérer la réserve.
A supposer que l’efficacité de la cryptomonnaie conduise à une adoption de masse dans des Etats où la stabilité monétaire fait défaut, qui impliquerait une augmentation de la masse monétaire de la libra, la réserve sera tant un outil de développement qu’un moyen de pression pour les devises sur lesquelles la cryptomonnaie sera assise (euro, dollar, etc.).
A partir d’un certain stade, les arbitrages que la réserve réalisera sur le panier d’actifs et de devises qui constituera la garantie de son système de paiement sera ainsi de nature à produire des effets macroéconomiques que les puissances monétaires se doivent de maîtriser.
« Se trop ériger en négociateur n’est pas toujours la meilleure qualité pour la négociation »
De ce fait, les démonstrations d’autorités apparaissent moins motivées par la nécessité de défendre une prétendue souveraineté menacée que comme le premier déplacement d’une partie d’échec qui risque de durer.